« Be Nice ». Voilà tout ce que nous
trouverions à répondre à la haine aveugle ? Après les attentats de Paris,
j'écrivais que nous étions devenus comme l’agneau qui tend le cou au boucher en
pleurant que tout cela n'est pas de sa faute et, qu'innocente victime, il ne croyait pas mériter un tel traitement. Je n'avais pas imaginé que l'on pourrait aller
jusqu'à demander aux bourreaux de «faire ça gentiment ». En fait, je
n'avais pas voulu croire que nous étions déjà aussi exténués, autant dépourvus
de force morale que nous préférerions un slogan « malin » à un vrai
sursaut de vertu. Oui, vertu, de virtus, la force : celle de voir que le mal
est tellement profond qu'il ne s'agit pas seulement de le surveiller, de
l'infiltrer, de le rééduquer, de l’expulser hors des frontières, de
l'emprisonner ou même de le bombarder.
Alors quoi ? Tout est perdu ?
Sommes-nous condamnés à assister, impuissants, au spectacle de notre propre
mise à mort sur les chaines d’information en continu ? Non. Mais pour
comprendre comment échapper enfin à ce cycle tragique, il nous faudra mobiliser
une autre vertu, la plus difficile sans doute: celle qui nous permet de
reconnaître notre propre responsabilité collective et historique dans ce qui se
passe. Je dis bien « collective et historique » ; encore une
fois, il n'y a aucune confusion dans mon esprit entre la culpabilité du
meurtrier et je ne sais quelle argumentation qui ferait d’un père de famille
niçois le complice de son propre assassinat. Ceux qui seraient tentés de me
faire procès d’ambiguïté pour masquer l'indigence de leur réflexion et
l'inanité de leurs prétendues « solutions » en seront pour leurs
frais.
Lorsque je parle de responsabilité collective
et historique, je veux parler de ce rouleau compresseur que le monde occidental
a fait méthodiquement rouler sur l'ensemble du monde, aplatissant sous le poids
de sa science, de ses croyances religieuses, de ses bombes et de son argent, des
sociétés, des civilisations, des modes de vie et des écosystèmes entiers. Que
cela ait été fait par cupidité pure et simple ou dans l'idée sincère d'apporter
un peu de « civilisation » à des peuples considérés comme retardés
importe peu finalement aujourd'hui. En la matière, la bonne intention ne compte
pas. Ce qui compte, c’est que ceux qui ne se sont pas fait laminés par l'argent
ou pulvérisés par la force résistent et que cette résistance prend toutes les
formes des plus inoffensives (comme celles des boliviens qui ont créé leur
propre boisson nommée Coca-Cola à base d'extraits naturels de Coca et qui
récusent un quelconque droit à la marque américaine) jusqu'aux plus meurtrières
(comme celle de Daesh ou de Boko Haram dont le nom qui signifie « l’occidental
est péché » dit bien ce que ses disciples rejettent).
Dira-t-on que la pulsion de mort d’une
résistance est proportionnelle à la quantité de désespoir accumulé ? Peut-être,
quoique lors de notre voyage nous avons vu des sociétés humaines (celles des lepshas du Darjeeling, celles des diolas de Casamance, et même chez les
zapatistes du Chiapas au Mexique), refuser la confrontation violente dans des
situations politiques et sociales mettant pourtant gravement en danger la
survie de leurs cultures et parfois même l'existence de leurs communautés. Chaque
communauté a donc le choix face à la violence, et les penseurs arabes ou
musulmans qui seraient tentés de trouver des excuses aux kamikazes en arguant
de la misère de la rue arabe vivant sous le joug de pouvoirs autocratiques
soutenus par les européens et les américains, ou de l'injustice occidentale
dans le conflit israélo-palestiniens, ou encore du désespoir économique des
communautés immigrées dans les ghettos européens, feraient bien de s’en
souvenir. Je ne disconviens pas de tous ces faits, je les tiens même pour réels
et ils expliquent certainement en grande partie (bien mieux d'ailleurs qu'une
prétendue guerre de religions) les vocations suicidaires chez les partisans de
Daesh. Mais ceux qui voudraient en tirer sans autre forme de procès une
légitimation de la violence terroriste se rendent coupables d'une forme
criminelle de déresponsabilisation des assassins.
Mais ceci dit, si les communautés musulmanes
ne peuvent évacuer leur responsabilité dans les choix que font certains de
leurs enfants de mourir pour la prétendue gloire de l’Islam, le monde
occidental ne peut pas non plus refuser de faire son propre examen de
conscience. Et là, il y a aussi beaucoup à dire... Ne serait ce que dans les
communautés que nous avons visitées cette année, il y aurait un livre énorme à écrire
sur les crimes économiques, culturels, sociaux, écologiques que les grandes
puissances ont commis. Les peuples indiens d'Amérique du Sud qui ont été
exterminés pour de l’or alors que leurs civilisations communautaires leurs
garantissaient jusqu'alors une vie dépourvue des affres de la misère et de la
faim, les lepshas convertis sous contrainte au catholicisme dans les belles
vallées himalayennes en échange du « droit » de posséder une terre
qui leur appartenait de toute façon avant l'arrivée des anglais, les
paysans ougandais dépossédés de leurs terres au profit des grandes entreprises
de fabrication de thé, tous ceux là, et bien d'autres, peuvent témoigner de la
violence avec laquelle nous avons saccagé le monde.
Mais pire encore, cette forme de « crimes
contre une humanité différente » nous continuons à la commettre, encore de
nos jours.
L'école qui ne sert plus qu'à fournir de la
main d'œuvre docile et formée à l’ogre industriel et qui, loin d'aider, appauvrit
en fait les communautés rurales ; les accords internationaux négociés et
signés par des élites totalement déconnectées des réalités sociales de leur
pays ; la soumission aux diktats des grandes entreprises internationales
et aux exigences de rentabilité des capitaux des marchés financiers ; la
gigantesque force de frappe dont disposent les pays riches au travers de leurs industries
des médias et qui leur permet d'envahir les écrans et de bousculer des cultures
et des valeurs millénaires : voilà les nouvelles canonnières avec
lesquelles nous imposons nos modèles de pensée, nos croyances religieuses ou
spirituelles, nos modalités d’échange économiques, nos formes de sociétés, nos
choix de valeurs... Pour le reste du monde, nous représentons un géant à
abattre, une sorte de Goliath monstrueux et il ne devrait pas nous étonner que
certains aient des envie de fronde...
Le problème, ce n'est pas celui des banlieues,
ou celui de l’islam, ou celui des inégalités sociales. Ce n'est pas non plus
celui de l’organisation de la police ou du nombre de soldats à déployer ici ou
là. C’est encore moins celui des priorités politiques ou du prétendu manque de détermination de
tel ou tel dirigeant à éradiquer le terrorisme. Le vrai problème est que nous ne
rendons pas compte du mal que nous faisons autour de nous et, tant que
notre aveuglement nous empêchera de voir les conséquences meurtrières de nos
choix de société, il n'y a aura pas de répit pour les victimes.
Alors, « Be Nice » ? Oui si
cela signifie établir d'autres liens au sein de nos communautés, plus à
l'écoute de la différence, plus respectueuses des manières de vivre différentes,
plus curieuses de ce qu'elles ont à nous apprendre. Mais aussi si cela veut
dire d'autres type d'échanges à l’extérieur de nos frontières, moins marqués
par l'esprit de conquête, de lucre ou de compétition, et plus soucieux d'éviter
les déséquilibres et de protéger les plus faibles. Ou encore, si cela
accompagne d'autres manières d'accueillir sur nos territoires les miséreux et
les déshérités, manières par lesquelles l'humanité l'emporterait toujours sur la peur et
la compassion sur les calculs électoraux. Et enfin, « Be Nice »,
d'accord, si chacun d'entre nous le comprend comme une invitation à abattre les
murs qui nous séparent des plus riches ou des plus pauvres, des plus blancs ou
des plus bronzés, de tous les « autres » qui ne sont pas comme nous
et qui nous font peur. « Be Nice » cela voudrait alors dire «
Je n'ai plus peur de toi l'étranger, ma porte t’est ouverte. Je n'ai plus peur
de toi la vie, car j'ai confiance. Et surtout, je n'ai plus peur de toi, le
terroriste, car j’ai fait en sorte d'être ton frère et non plus ton ennemi.»
A la réflexion, oui, je pourrai endosser ce
slogan un peu trop malin pour être honnête. Mais alors, il faudrait lui
donner un sens beaucoup plus large, celui d'une profonde transformation de
notre société. En sommes-nous encore capable ? Pour ma part, Je ne vois pas comment nous pourrions avoir le choix.
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