L'éducation du bol de chips

Quelqu'un reprenait récemment devant moi la vieille antienne qui dit que l'éducation des enfants se dégrade, que les anciennes vertus telles que la politesse et le respect des adultes disparaissent et, avec elles, une certaine façon d'être au monde dont mon interlocuteur jugeait manifestement qu'elle était la seule qui permette de faire réellement communauté et de garantir la survie de l'espèce. Et, de fait, nous étions en train de prendre un apéritif, disputant les restes d'un bol de chips avec des enfants dont les parents ne réagissaient que très mollement à leurs violations répétées de l'étiquette la plus basique et à ce vol manifeste de la propriété d'autrui. Tout fout le camp ma p'tite dame?

Sans doute un peu puisqu'un moment rare de convivialité se trouve réduit à une bataille rangée autour d'un récipient en plastique transparent dans lequel on a déversé de la malbouffe... Mais il m'est surtout apparu à ce moment-là, qu'à côté des conceptions classiques de l'éducation comme transmission de valeurs éternelles et de comportements sociaux positivement valorisées depuis des générations et comme production d'une culture locale, relative à un lieu, un temps, une histoire, il y en a une autre qui envisage aussi l'éducation non pas seulement comme le produit d'un passé glorieux et qu'il convient de pérenniser coûte que coûte, mais comme le résultat des anticipations des parents sur le futur. Chaque génération adapte ainsi le contenu de l'éducation qu'elle prodigue à ses enfants, non en bête copie de celle qu'elle a reçu des générations précédentes, mais en prévision des qualités humaines et des compétences que devra posséder la génération suivante.

Ainsi, la politesse, l'obéissance, le respect dû aux aînés dans une sorte de hiérarchie générationnelle immuable, l'attention portée aux notes et aux résultats scolaires, la valorisation de l'ambition et de l'excellence, sont des qualités nécessaires dans un monde où règne le salariat et la hiérarchie bureaucratique et qui nous vend de cent façons différentes la promesse d'améliorer notre sa situation financière, ce marqueur unique de la réussite sociale, si "on joue le jeu", si "on travaille bien", si on "atteint les objectifs fixés par les chefs", "si on suit les procédures", etc...

Mais, pour une génération qui anticipe pour ses enfants, le recul, voire même la fin du salariat et d'une bonne part du contrat social qui le sous-tend, d'autres valeurs, d'autres compétences, d'autres attitudes sont à encourager comme l'autonomie, la débrouillardise, la confiance en soi, le courage de questionner l'ordre établi et peut-être même une certaine capacité à la "grivèlerie" là où il y a du surplus et du gaspillage ...

Finalement, en plongeant leurs doigts avides dans un bol de chips qui ne leur "appartenait" pas les enfants de nos amis ne faisaient- peut-être que s'exercer à vivre dans un monde où moins leur sera donné et dans lequel ils devront "réussir leur coup" sous une forme qui leur appartiendra de définir.

Et la politesse dans tous cela? Il faut bien quand même de la politesse! J'entends déjà les belles dames à chapeaux et les bourgeois satisfaits de leur sort gronder leur réprobation...
J'aime bien la définition de la politesse qui veut qu'elle ne soit qu'un entrainement aux véritables vertus, n'en étant clairement pas une elle-même. Si la politesse est une habitude que l'on prend pour apprendre la vertu, alors il faut sans doute revoir à la fois ses formes et ses champs d'action pour les adapter aux exigences de l'avenir. Voilà qui chagrinera sans doute les esprits dont le regard ne sait que se retourner sur nos belles traditions passées. Mais une éducation complète, dans laquelle les parents jouent leur plein rôle à côté des institutions scolaires (lesquelles sont toujours en retard d'un ou deux trains sur les évolutions de la société) est sans doute à ce prix.