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dimanche 29 mai 2016

La Théorie de la justice de John Rawls et les Open Villages

Et si nous refondions notre constitution, c'est-à-dire en somme le contrat social qui nous lie au sein de nos communautés nationales, comment devrions-nous nous y prendre?

John Rawls (1921-2007) est un philosophe américain qui a développé une théorie morale de la politique fondée sur la notion de contrat, à la suite de Hobbes, Rousseau et Locke. Sa philosophie est une critique de l'utilitarisme, c'est à dire de l'idée selon laquelle chacune de nos actions a des conséquences mesurables sur le bien-être des individus et qu'il convient pour un décideur de prendre seulement les décisions qui maximisent le bien-être collectif. Or pour Rawls, "la question (...) de savoir si le fait d’imposer des désavantages à un petit nombre peut être compensé par une plus grande somme d’avantages dont jouiraient les autres" ne peut pas trouver de réponse morale dans le calcul pondéré des bienfaits et des peines. Il convient donc de refonder la justice sur un autre processus. Au cours de notre voyage, nous avons vu plusieurs applications pratiques de ses idées, notamment de la plus célèbre : le fameux "voile d'ignorance".


L'expérience du voile d'ignorance

Pour éviter que le contrat social (c'est à dire l'ensemble des principes de justice qui vont délimiter un ordre social particulier) ne soit soumis aux intérêts particuliers de certains (lesquels découlent de leur positionnement social, politique, économique, etc. au moment de l'élaboration de ces principes), Rawls a imaginé que chaque membre de la communauté soit couvert d'un voile d'ignorance quant à sa position relative. Dans cette "position originelle", il propose alors d'imaginer quelles seraient les choix que la communauté prendrait pour fonder le contrat social qui engagera les membres de la communauté et les institutions qu'elle serait amenée à créer. Ces choix sont multiples et peuvent recouvrir des questions très diverses comme celles du monopole étatique de la violence et du droit à disposer d'armes ou à se faire justice soi-même, ou encore du statut de la propriété (publique, privée, ...), ou des droits et devoirs des différentes stratifications sociales, de l'existence, de la forme et de l'étendue d'un système de redistribution et de sécurité sociale, de l'étendue des libertés individuelles, etc.


Le principe de différence

Dans le cas où les membres de la communauté ne savent rien de leur statut particulier au regard de ces questions (ils ne savent pas si ils sont plus ou moins riches que les autres, si ils disposent de terres ou d'autres biens, si ils sont plus forts physiquement, si leur santé est meilleure, ...), Rawls montre que les sociétaires tomberont toujours d'accord sur un optimum et que cet optimum obéira à un certain nombre de principes dont celui-ci: le choix fait par la communauté maximisera la position du plus mal-loti. En d'autres termes, tout se passe comme si, dans ce cas, chacun craignant de faire partie des moins favorisés, s'assurerait avant tout un minimum de bien être. C'est donc paradoxalement par égoïsme individuel, que l'on aboutit à un optimum collectif mais par un chemin inverse de celui envisagé par Adam Smith et les libéraux.

Comme le résume Jean Pierre Dupuy dans "Pour un catastrophisme éclairé":

"Tout l'effort de Rawls consiste à prouver que le détenteur de la position la moins favorable est condamné à se voir, dans une société gouvernée par des principes utilitaristes, comme un simple moyen au service d'une fin qui le dépasse. (...) En revanche, la conception de la justice que Rawls défend, fait, selon lui, du sociétaire le plus mal loti un citoyen à part entière, à l'égal de tous les autres."


Dans les Open Villages

Si dans le monde réel, il semble difficile d'en passer par un tel voile d'ignorance, il est toutefois un cas où l'on s'en approche: c'est celui des communautés villageoises pauvres dans lesquelles le sentiment de précarité est présent chez tous les membres et où les inégalités de situation restent faibles. Dans ces cas, nous avons pu observer que la théorie de Rawls (tout au moins en ce qui concerne le principe de différence) est valide.

Ainsi, à Tizi n'Oucheg, c'est le montant que les plus pauvres ont déclaré pouvoir payer pour avoir de l'eau potable dans leurs maisons qui a servi de base à la tarification, garantissant de cette manière que personne ne serait écarté de la distribution d'eau.
De même, à Enampore au Sénégal, lors de la discussion annuelle sur la cotisation due à l'association paroissiale, c'est encore la voix des plus pauvres qui a prédominé.

Dans ces deux cas, l'équité a été obtenue en :
1) fixant le plancher en fonction de ce que les moins bien-lotis pouvaient payer.
2) construisant une tarification progressive par lesquels les plus riches ou les plus gros consommateurs payaient plus chers

On est bien là tout à l'inverse de l'économie néolibérale qui fonctionne sur deux principes opposés:
1) maximiser le profit d'un bien donné quitte à en organiser la rareté, l'exclusivité ou la pénurie
2) considérer que la richesse accumulée par les plus riches se distribue naturellement vers les plus pauvres par un effet de "ruissellement" et que la fortune des happy-fews est la condition à l'amélioration des revenus des plus déshérités.

C'est ce modèle néolibéral que l'on nous présente comme "la seule solution possible" que les Open Villages battent en brêche en démontrant qu'il existe une autre voie. A l'heure où certains réfléchissent à une refondation des ordres sociaux qui nous gouvernent, il semble que nous ayons à nouveau quelques leçons à apprendre du "Sud".





2 commentaires:

  1. Je suis bien d'accord avec toi sur la conclusion, Ahmed, mais je n'ai jamais rien compris à John Rawls. Plus exactement, il m'a toujours semblé qu'il était très largement surestimé. Je ne vois pas en quoi sa théorie diffère d'une éthique qui lui préexiste très largement et qui nous enseigne ce genre de principes. Par ailleurs, n'oublions pas qu'il existe un autre versant de l'oeuvre d'Adam Smith, où il parle précisément de l'altruisme. Par conséquent, je te "convoque" chez moi à la prochaine occasion, et, entre deux dégustations de bons petits plats italiens (avec le bon vin qui va avec), tu pourras m'expliquer tout ça et sans doute bien d'autres choses encore.

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  2. @RobertF.
    Je ne voudrais certainement pas manquer cette prochaine occasion! Ceci dit sans vouloir déflorer une discussion qui promet d'être "goûteuse" à tous points de vue, et en guise "d'amuse-bouche", deux petits commentaires à ton commentaire:
    - Je suis d'accord avec toi sur ton jugement que, sur le fond moral, Rawls n'apporte pas grand chose qui n'ait pas été dit par Kant par exemple. Ceci dit, critiquer l'utilitarisme me semble toujours salutaire. Toute la question est la suivante me semble-t-il: Comment fonder une justice hors de toute transcendance et sans avoir recours à des calculs d'apothicaires toujours susceptibles d'être "corrigés"? C'est la question morale du matérialisme à laquelle j'ai trouvé une fort belle (et simple) réponse donnée par Patrick Tort, un spécialiste de Darwin. Rawls essaie au travers du voile d'ignorance d'apporter une réponse de ce type à la recherche d'un fondement moral "non transcendant" de la justice.
    Tu as raison, on oublie souvent qu'Adam Smith faisait un travail de moraliste avec la "Richesse des Nations" qui était d'ailleurs une suite à sa "Théorie des sentiments moraux". Là où toutefois Rawls et Smith différent fondamentalement c'est sur "le point de départ". Pour Smith (un peu à la suite d'un Mandeville), l'objectif premier de toute politique économique est d'assurer le meilleur rendement possible du capital (par moins d'Etat pour libérer les forces du marché, par la recherche de la productivité via la division du travail et par le libre échange). Ce n'est que si ces principes, qui sont devenus depuis les piliers de la pensée libérale) sont respectées que les nations s'enrichiront et, pas effet de contagion, les plus pauvres de ces nations. Au contraire de cette approche top-down (l'enrichissement des riches d'abord, celui des pauvres ensuite), Rawls propose avec l'expérience du voile d'ignorance et avec son principe de différence une approche bottom-up dans laquelle la communauté définit des règles de fonctionnement qui garantissent d'abord la sécurité et un minimum de bien-être aux pauvres. Pour en revenir à l'actualité, la votation suisse sur le revenu de base inconditionnel et les débats qui vont certainement reprendre dans différents pays européens ainsi qu'au Canada, est une forme de cette justice "pour" les plus pauvres. Les premiers tests qui ont été faits au Canada, aux Etats Unis, en Inde, etc. montrent une très faible désincitation au travail.

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