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lundi 13 juin 2016

Qu'est ce que la philosophie et l'économétrie ont en commun?

Quelle drôle de question. On serait tenté de répondre que la philosophie et l'économétrie n'ont rien en commun. Et comment le pourraient-elles? L'une (la philosophie) serait l'art de couper les cheveux en quatre sur des questions indécidables et finalement de peu d'intérêt, alors que l'autre (l'économétrie) serait l'application de modèles mathématiques "rationnels" à une science économique dont nul ne peut nier l'utilité... A moins que ce ne soit l'inverse: l'économétrie est cette fausse science qui se pare des habits rassurant des mathématiques pour nous décrire un monde conforme à l'idéologie dominante des économistes et la philosophie est cette activité nécessaire de résistance contre les idées reçues et les vérités intangibles. Hum... Qu'en est-il alors?

Mais d'abord, peut-être faut-il que j'explique comme j'en suis arrivé à me poser cette question bizarre. Je viens de finir le livre ("Freakanomics") écrit conjointement par un jeune économiste renommé (Steven D. Levitt) et un journaliste (Stephen J. Dubner). Cet ouvrage de "micro"-micro-économie entend analyser certains faits de la vie contemporaine (la triche des professeurs à l'école, les causes de la réduction du nombre de crimes aux Etats-Unis, la bonne foi des agents immobiliers, ...) en utilisant les outils statistiques des économètres dans l'objectif d'illustrer un certain nombre de concepts économiques et de décaper quelques idées reçues. Et le moins que l'on puisse dire est que la lecture du livre est ... décapante: les incitations à la performance des professeurs du second cycle au Etats Unis sont telles qu'un pourcentage important falsifie les résultats des tests de leurs élèves, la baisse du crime depuis les années 80 est moins liée à des techniques innovantes de police qu'à la légalisation généralisée de l'avortement, les agents immobiliers ont moins à cœur l'intérêt de leurs clients que la taille de leur commission rapportée aux efforts qu'ils devront engager, etc. Chacune de ces assertions, dont certaines bouleversent le sens commun ou la bonne morale, est prouvée par des analyses statistiques réalisées sérieusement avec des échantillons de taille suffisante pour apporter des conclusions difficiles à contredire.

Mais au delà de ce premier niveau d'intérêt (qui suffisait déjà à justifier l'écriture et la lecture de ce livre), il y en a un deuxième plus profond et qui se rapporte directement à l'interrogation qui ouvre ce post. Et il est parfaitement bien résumé par cette remarque attribuée à Albert Einstein: "Le fait de pouvoir observer un fait dépend de la théorie que l'on entend prouver. C'est la théorie qui définit ce que l'on peut observer." Le livre de Levitt et Dubner illustre parfaitement cela. Si, pour caricaturer, on est de droite et que l'on part de la théorie que le travail de la police est central dans la réduction du crime alors on ne verra que les faits qui prouvent cette croyance (pas totalement fausse au demeurant). Si l'on est de gauche et qu'on croit à l'idée que la réduction de la violence résulte indirectement des évolutions sociales et de la démographie, on observera alors que la légalisation de l'avortement est la raison principale derrière la chute du nombre de crimes par manque de criminels qui ne sont pas nés dans des familles monoparentales, pauvres et vivant dans des faubourgs dans lesquels la violence et le crime sont omniprésents. Dans le cas d'espèce, droite et gauche et ont raison, mais les chiffres donnent l'avantage à l'explication démographique.

Quel rapport avec la philosophie? Et bien, au moins trois choses.

Tout d'abord, ce que "Freakonomics"  montre est que la "science" économique, tout comme la "science" de la sagesse, travaille avant tout en opérant une simplification du réel. Ces deux-là ne produisent que des modèles (économiques ou éthiques) qui réduisent la réalité aux quelques variables que l'on choisit d'étudier et d'analyser. Aucun philosophe sérieux aujourd'hui ne prétend détenir la vérité universelle et lorsque son travail produit un système (toujours incomplet), il est proposé plus comme un point de départ que comme une représentation fidèle, totalisante et absolue de ce qui est ou de ce qui devrait-être. De même, aucun modèle économétrique ne peut prétendre à l'exhaustivité des variables qui le constituent. Il y a toujours des approximations, des comportements aberrants aux limites, des dynamiques jugées marginales et absentes du modèle, des constantes arbitraires pour "corriger" les erreurs résiduelles...    

Les (bons) économètres et les (vrais) philosophes parlent d'ailleurs de leurs pratiques comme des arts plutôt que comme des sciences. Si cela semble facile à comprendre pour la philosophie qui est l'art d'agencer des idées et des concepts pour donner du sens au monde et à la place de l'homme dans celui-ci, c'est aussi le cas pour l'économétrie: se poser les bonnes questions et repérer les corrélations et les causalités dans des ensembles de données gigantesques (et, d'abord, trouver les ensembles de données les plus pertinents) est un art qui nécessite expérience, agilité d'esprit, curiosité et créativité. La pensée radicale (celle qui va aux racines des choses) n'est pas l'apanage des philosophes: l'économètre la pratique avec la même vigueur lorsque sa pensée est libre des chapelles et parfois, il faut l'avouer, de la pression normative de ses pairs.  

Plus profondément, la philosophie et l'économétrie permettent de lutter contre les bien-entendus (ces vérités qui ne valent que parce que le plus grand nombre les tient pour vraies) et les malentendus (ces impossibilités de débattre productivement d'un sujet faute d'un minimum d'accord sur les termes du désaccord) en exposant au grand jour les imperfections de définition des termes du débat, les erreurs de conceptualisation/modélisation et les fautes de raisonnement. En ce sens, la vérité a un statut particulier en philosophie et en économie. Elle est une limite vers laquelle tend la théorie, essentiellement d'ailleurs en permettant d'écarter les erreurs et les complaisances dans un processus de recherche et de raisonnement relativement normé.  

Au final, la philosophie et l'économétrie ne font toutes deux que, mais c'est énorme, fournir les outils de bonne rhétorique pour mieux comprendre la réalité et pouvoir changer les choses. Aucune ne prétend d'ailleurs fournir de réponse définitive mais les praticiens des deux bords savent qu'en matière de changement individuel ou social induit par le discours philosophique ou de changement de politique provoqué par l'analyse économétrique, le discours est tout (ou presque). Et pour les économistes qui s'offusqueraient que l'on réduise leur fonction à celle de la production d'une "histoire" crédible et vraisemblable, qu'ils pensent au délicat métier de gouverneur de banque centrale. Car, à la fin, après que toutes les études de conjoncture et toutes les analyses prévisionnelles d'inflation aient été faites et refaites par les équipes de la banque, ce qui compte le plus c'est bien la qualité et la rigueur de l'argumentation dans le communiqué du gouverneur juste au même niveau que la crédibilité rattachée à sa personne.

Que l'on veuille se donner les outils pour débattre utilement de certains sujets de sociétés, ou tout simplement se décrasser l'esprit des lieux communs que des politiciens ignorants et des journalistes paresseux ont réussi à nous faire avaler, je conseille vivement de lire "Freakonomics". Pareil, si on veut avoir une vision moins scolaire et plus "réelle" de concepts économiques comme l'intérêt personnel et l'incitation, l'asymétrie de l'information,ou l'aléa moral en s'intéressant aux matchs truqués chez les Sumo ou aux causes réelles de la débâcle du Klu Klux Klan, l'ouvrage de Levitt et Dubner fourmille d'histoires passionnantes et d'anecdotes éclairantes. 
Mais le livre servira sans doute aussi à tous ceux qui pratiquent la philosophie: car en matière de sagesse, si la théorie précède l'observation, il serait bon de rappeler à certains que l'on ne peut pas dire tout et n'importe quoi. Dans la vie réelle, les faits sont têtus pour ceux qui acceptent de les regarder sans œillères.   


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