Facebook

Créer par LeBlogger | Customized By: Ajouter ce gadget

dimanche 5 juin 2016

Etre et Avoir

Nous sommes perpétuellement en fuite-vers. Plus précisément, nos existences poursuivent sans jamais pouvoir les atteindre deux horizons indépassables, qui bornent de part et d'autre notre désespérante condition humaine.
Dans ce court texte, je me propose d'esquisser une image de ces deux matrices du désespoir qui fondent, à tort, deux croyances fort communes parmi nos contemporains sur la possibilité du bonheur : la richesse financière et le développement personnel.  


La première ligne de fuite est bien entendu celle de l'avoir. Nous croyons (ou bien on nous fait croire) que le bonheur c'est d'avoir : avoir une maison, une femme, une voiture; avoir des enfants, un travail, une deuxième voiture; avoir une autre maison, une maison secondaire, avoir de l'argent en banque, et un compte épargne; avoir du crédit pour pouvoir emprunter et s'acheter une nouvelle voiture plus grande, plus rapide plus chère; avoir le frigo plein, avoir une carte au club des millionnaires et une carte Platinum avec laquelle on peut s'acheter des bijoux ou des vêtements de luxe, avoir des actions dans des sociétés cotées et avoir assez d'argent de côté pour pouvoir le risquer, avoir des assurances et avoir les moyens de s'en passer, avoir, avoir, avoir, ...

Derrière ce tourbillon de possessions, la dynamique n'est pas celle, simple et linéaire, de l'accumulation mais plutôt celle, circulaire et destructrice, de l'insatisfaction perpétuelle. Plus nous avons, plus nous désirons et, toujours insatiables, toujours en manque, nous voilà repartis pour un tour de piste entre les rayons de ce grand centre commercial qu'est devenu le monde. Peu importe d'ailleurs que nous continuions à accumuler des trucs et des machins, à encombrer nos maisons, nos caves et nos greniers, à thésauriser, à capitaliser, à jeter pour changer, en plus grand en plus puissant, en plus beau: il restera toujours quelque chose à obtenir pour lequel ou laquelle nous continuerons à courir dans le vain espoir d'atteindre le contentement final. Mais il n'y a pas de contentement final. Au bout de cette course éperdue vers "plus-de" il n'y a que l'épuisement et la mort. Seule la mort peut arrêter cette frénésie dans laquelle l'être se perd.

L'être justement. Voilà la deuxième ligne de fuite, celle pourtant que l'on présente comme la seule réponse possible à notre démesure consumériste, la voie des sages et des philosophes. Il faut plus d'être et moins d'avoir entend-on dire un peu partout maintenant que la société de consommation a clairement failli à sa promesse de bonheur universel. L'être seul est capable de nous sortir de la circularité folle et illimitée de l'avoir, pense-t-on.

Mais la quête de l'être n'est pas plus bornée ou mesurée. Lorsque, fatigué de de poursuivre infiniment biens et richesses, l'homme se tourne vers la philosophie, les sagesses orientales, ou les gurus du développement personnel dans une recherche de son être profond ou de l'être universel, ou des deux à la fois, il entame pareillement un long chemin dans lequel la vérité de cet "être" profond ou transcendant se dérobe à chacun de ses pas. Là encore, rien n'est jamais acquis car l'être est insaisissable. Il "est" ce qui "est", il ne se définit que par lui même et cette circularité absurde ne se dépasse temporairement que par des dérivations successives et multiples qui sont à chaque fois des réductions c'est à dire des simplifications. Plus on tend vers l'être, plus on s'en éloigne; plus on croit converger vers la vérité de notre ontologie, plus elle nous échappe.

"Qui suis-je ?" se demande le shopaholic repenti, l'acheteur frénétique en quête de rédemption.
Mais qui est celui qui s'interroge ainsi, c'est-à-dire qui est ce "je" qui se demande "qui est ce 'je'?". Cette question, présentée comme la plus importante de la philosophie depuis que Socrate nous ordonna de nous connaître nous même, nous entraîne elle aussi dans un tourbillon de reflexivités successives où tour à tour le moi qui se voit moi (celui qui pose la question) et le moi tout court (celui dont il est question) entrent dans des dialogues successifs qui se terminent vite en brouhaha incompréhensibles que seuls les fous croient pouvoir décrypter dans une sorte d'hallucination permanente. Les plus "sensés" abandonnent vite en balayant de la main ces pensées comme étant des délires verbeux. Après tout, disent-ils, nous savons qui nous sommes ne serait-ce que par nos sensations qui nous donnent un sens concret de ce qui est en nous et de ce qui est en dehors de nous.

Pourtant, je tiens que même le recours à la sensation pour nous définir, ou plutôt, dans le cas présent pour nous circonscrire, nous est interdit. Non que les sensations soient trompeuses: c'est insuffisant pour leur récuser toute validité ne serait-elle qu'empirique. Le problème est bien plus profond et c'est toujours une circularité qui en est à l'origine. Bien qu'étant un être doté de sens et donc capable de sensations, je ne peux jamais m'identifier à aucune d'entre elles. Si j'ai mal, je ne "suis" pourtant pas la douleur, je ne coïncide jamais avec elle, quelle qu'en soit sa puissance. Une partie de moi subsiste toujours pour observer ce moi qui souffre: lorsque j'ai mal, il y a un je-observant en moi qui regarde le je-souffrant et qui conclut que "je" a mal. Plus, il existe aussi un autre je qui va se regarder observer sa douleur. On aura alors un moi qui ne sera que sensation de douleur, un autre qui pourra exprimer comme si il n'était pas directement concerné que "je" a mal, un autre encore qui pourra s'étonner que la douleur n'empêche pas le moi d'avoir un point de vue sur sa propre douleur.

Dans ce processus, il ne s'agit pas d'un moi morcelé, comme si nous étions constitués d'une multitudes d'éclats de moi, qui se reflèteraient, mais jamais complètement, les uns dans les autres. Il s'agit plutôt d'un moi qui donne naissance dans l'instant à un autre moi, puis à un autre, dans une sorte de régression potentiellement infinie, comme si, à chaque niveau où il se sature, le moi créait automatiquement une copie de lui même, mais avec un point de vue différent, à la fois plus lointain et plus profond. La réflexivité n'est rien d'autre que ce processus de subversion (c'est à dire littéralement de "sous-version") qui échange un moi contre un autre pour toujours rester à distance du réel, pour toujours être en capacité d'être au spectacle de soi-même.

Il n'y a pas plus de rédemption dans l'être que dans l'avoir, pas plus de salut dans l'une ou l'autre voie. Il y a juste de la circularité qui crée dans un étrange processus de régression du désespoir pour celui qui s'en remet à l'un de ces deux fantasmes des temps modernes. La réponse, si elle existe, est ailleurs, peut-être dans l'atténuation et le contrôle, peut-être dans une nouvelle articulation de l'individuel et du collectif, ...



3 commentaires:

  1. J'attends la suite avec impatience. L'atténuation et le contrôle..l'articulation et le contrôle..

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Malheureusement, il n'y aura pas de suite dans ce blog. Après avoir voulu continuer, le thème m'a semblé si riche qu'il mérite un peu plus de réflexion de ma part et sans doute une forme plus longue. Mais, promis, dès que j'aurai les idées un peu plus claires, tu seras le premier avec qui j'en discuterai!

      Supprimer
  2. La différence entre l'être et l'avoir est que dans le premier cas on est plutôt dans le qualitatif, dans le second dans le quantitatif. Il n'est pas question pour nous de ne pas être, sinon nous ne serions pas en train de taper sur nos claviers pour échanger nos idées, et ce serait bien dommage, non pas sans doute pour les idées elles-mêmes, quoique l'on puisse discuter de savoir si elles font ou non partie de l'Etre, que pour nous en tant qu'êtres humains dotés de toutes les propriétés du vivant. Quant à l'avoir, c'est la mesure qui compte. Je me dis souvent qu'il faut plaindre les très riches comme les très pauvres, mais évidemment pour des raisons opposées. La première partie de mon assertion peut sembler assez bizarre, voire ridicule. Pourtant, songeons un peu à ces gens qui, brusquement, se sont retrouvés à la tête de fortes sommes d'argent, par exemple à la suite d'un jeu de hasard. Il n'est pas d'exemple que ça n'ait été une catastrophe pour eux. L'homme ne peut s'adapter à cela qu'au prix (c'est le cas de le dire) d'une destruction de son humanité. Le "trop avoir" est haïssable. L' "avoir suffisamment" laisse seul place à une recherche centrée sur l'Etre, sachant qu'au bout de cette recherche il n'y a pas de "résultat" (rappelons-nous Flaubert qui disait : "La rage de conclure est une des manies les plus funestes de notre époque"), seulement une dynamique qui maintient la conscience en état d'éveil, ce qui est - quelle que soit la voie que l'on privilégie, spirituelle, intellectuelle ou créative - la plus haute manière que nous ayons d'être au monde.

    RépondreSupprimer

N'hésitez pas à commenter ou à poser des questions!

Vous souhaitez être tenu au courant des nouveaux articles?

Abonnez-vous. Vous recevrez les aricles par mail