Lorsque l’on
s’intéresse à la simplicité volontaire, il est facile de perdre rapidement le
sens des réalités… Par là, je ne veux pas dire que cette simplicité est
utopique. Bien au contraire, il me semble que c’est le monde dans lequel nous
vivons qui l’est, au travers de sa dimension la plus prégnante puisqu’elle a
fini par constituer la trame sur laquelle se tisse la quasi-totalité de nos
existences. Je veux bien entendu parler de la bureaucratie qui a peu à peu
remplacé la réalité elle-même ou plutôt qui a réussi à redéfinir le sens de
cette réalité. Notre voyage nous donne aussi l'occasion d'une réflexion (en quatre partie) sur les différentes manifestations de cette maladie des temps modernes.
1ère Partie - Bienvenue en Absurdie
Ceux qui suivent
nos pérégrinations sur notre page FaceBook savent
que nous avons dû nous séparer en deux groupes, laissant nos enfants en
Australie car les deux plus jeunes (10 ans!) n’ont pu obtenir leurs visas pour
la Nouvelle-Zélande.
Tous ceux qui ont
eu à demander un jour ou l’autre le précieux sésame pour avoir le droit de
fouler un sol étranger (et accessoirement d’y dépenser son argent) savent combien
les procédures peuvent être longues, complexes, apparemment irrationnelles, au
point d’en être parfois kafkaïenne. Joindre, pour apporter les compléments
demandés, l’agent salarié d’une société privé à qui la puissance publique a
délégué la gestion des dossiers de visa relève parfois de l’impossible tant le
souci de cloisonner pour éviter toute malversation a rendu le processus anonyme
et au final totalement inhumain. La liste des absurdités logées dans les
processus d’octroi des visas est sans fin et chacun a certainement plusieurs
histoires à raconter, histoires qui parlent souvent d’informations exigées
impossibles à réunir, de doublons totalement inutiles, de cas particuliers qui
ne sont pas prévus dans les formulaires, de questions incongrues ou
incompréhensibles, de fonctionnaires aux abonnés absents (lorsqu’ils ne sont
pas tout simplement discourtois), etc.
Certains cas sont
plus scandaleux que d’autres, mais tous ont un commun ce mur procédural dressé
entre un voyageur et le pays qu’il souhaite visiter, mur gris apparemment sans
ouverture, et qui n’est finalement que la matérialisation concrète de cette
ligne imaginaire que l’on nomme « frontière ».
Mais iI n’y a pas
que les procédures de visas qui sont absurdes; les passages physiques de
frontières réservent aussi leur lot de surprises et parfois d’agacement devant
la stupidité administrative. Ainsi, toujours en Nouvelle-Zélande, nous avons
failli devoir payer une amende de 400 $ pour n’avoir pas déclaré une tente
neuve qui était dans l’un de nos sacs et que les « fins limiers » des
douanes réussirent à déceler, grâce à leurs scanners à l’avant-garde de la technologie
(et sans aucun doute très couteux). Le formulaire que nous avions dû remplir
avant l’entrée dans le pays mentionnait effectivement l’obligation de déclarer
les « tentes et autres objets de camping » mais au milieu de dizaines
d’autres items libellés de manière tellement vague et générique qu’il semble a
posteriori qu’il aurait fallu tous les cocher pour ne pas être soupçonné de
fausse déclaration. Autant dire, que nous avions lu le document en diagonale,
persuadés de n’être ni des terroristes, ni des délinquants d’aucune sorte, et,
qu’en répondant « non », nous ne faisions qu’affirmer, entre autres, notre
engagement à ne pas planter un piquet de tente dans l’œil d’un paisible
néo-zélandais pour venger le peuple maori de la spoliation dont il a fait l’objet.
Erreur fondamentale : la Bureaucratie a ceci d’extraordinaire qu’elle peut
redéfinir en quelques cases à cocher ce qui est licite de ce qui ne l’est pas. Il
est ainsi licite de faire du camping en Nouvelle-Zélande (et encore dans des
conditions très particulières mais je ne vais pas m’étendre là-dessus) mais
uniquement si on déclare à l’entrée que l’on a du matériel de camping et si on
le fait inspecter. Plus encore, la même Bureaucratie nous oblige à questionner
nos propres capacités intellectuelles : après tout, la case à cocher
existait ; pourquoi n’ai-je pas répondu « bêtement » sans
chercher à interpréter ou à deviner ce que cherchaient vraiment à savoir
l’administration néo-zélandaise ? Finalement, il aurait été plus
« intelligent » d’être « idiot » …
Ce pouvoir infini
que s’arrogent des fonctionnaires réunis en « Administration » de redéfinir
les bornes et les contenus du « légal » et du « sensé » est
en soi déjà assez inquiétant car il sépare la société entre ceux qui
administrent les règles (c’est-à-dire ceux qui les définissent et les font
appliquer) et les autres, les administrés, qui doivent obéir aveuglément sous
peine de pénalités financières ou de restriction de liberté.
Ce droit à
redéfinir les catégories du légal et du sensé n’est rien moins qu’une licence
accordée à une catégorie de l’humanité de redéfinir le réel, en tout cas dans
toutes ses dimensions sociales. Ce qui est illicite est irréel car interdit à
la pratique humaine ; ce qui est irrationnel, c’est à dire en dehors de la
rationalité instrumentale administrative, ne peut non plus être réel. Hegel,
avec sa justification de l’Etat, sa théorie du droit et son identité célèbre
entre le réel et le rationnel, est passé par là. Ce dernier point n’est malheureusement
pas bénin. Lorsque je dis que les fonctionnaires définissent le réel, j’entends
cela littéralement. Quiconque a passé du temps avec des gens en extrême
pauvreté dans nos grandes métropoles le sait bien : si vous n’existez pas
administrativement (soit parce que votre cas ne correspond à aucune des
définitions proposées soit parce que vous n’avez pas su remplir les formulaires
adéquats), vous n’existez pas du tout. Vous ne faites plus partie du réel tel
que défini par l’administration et c’est d’ailleurs comme cela qu’il faut
réellement comprendre la catégorie d’« exclus ». Ce ne sont pas des
gens que la « société » a banni ou qui se sont mis en marge et ce,
tout simplement, parce que la « société » n’existe pas plus en tant
que personne physique ou morale qu’en tant que « lieu » dont on
pourrait décider de s’éloigner. La société n’est qu’un concept. En revanche, l’administration,
elle, existe bien dans le monde réel. Elle est constituée de personnes
physiques qui, en son nom, décident consciemment d’exclure certains d’entre
nous du fonctionnement social en suivant des règles qu’elle aura définies au
préalable.
Car ces
« murs » et ces « bornes » ne s’érigent pas tout seul. Bien
que truffés d’incohérences de conception et de défauts de fabrication, ils sont
le produit d’une intense activité qui mobilise la réflexion d’agents de l’Etat
et de leurs hiérarchies, parfois même de consultants et d’experts, pour
déployer un processus bureaucratique avec tout son outillage (procédures,
applications informatiques, formulaires, systèmes de contrôle, indicateur de
mesures et d’alerte, mécanismes de contournement, …). Tous ces systèmes
complexes, avec leurs embranchements, leurs boucles de décision, leurs étapes
de validation ont ceci de merveilleux aux yeux des administrations qui les
mettent en œuvre qu’ils justifient pleinement leur existence. Jamais, à ma
connaissance, on n’a vu une administration trouver une solution à un problème
bureaucratique qui entraîne la disparition de cette administration. Il y a tout
au contraire une inflation de procédures qui justifient le maintien voire même
l’augmentation du nombre de fonctionnaires affectés à la mise en œuvre ou au
contrôle du respect des dites procédures. Le monstre bureaucratique produit
lui-même sa propre nourriture et en produit de plus en plus à mesure qu’il
grandit.
Malheureusement,
la peste bureaucratique envahit aussi le tiers monde avec son lot
d’incohérences et d’inutiles absurdités. Dans tous les pays que nous avons
visité, on nous a posé les mêmes questions parfois en double ou en
triple ; sur deux ou trois volets d’un même formulaire, un pour la police,
un pour la douane, et parfois un dernier pour les statistiques du tourisme. On
nous a demandé de fournir des photos, puis on nous a photographié sur
place ; on nous a demandé notre date de naissance et notre âge qu’une
simple soustraction aurait suffi à déterminer; on a demandé des informations à
certains d’entre nous que l’on a jugé non pertinentes pour d’autres ; on
nous a pris l’empreinte d’un pouce et de l’index dans certains pays, et de tous
les doigts des deux mains dans d’autres ; on nous a demandé où nous
allions résider pendant notre séjour, espérant un nom d’hôtel ou une adresse
précise, quand souvent nous n’avions que le nom d’un village ou d’un lieu-dit.
Toujours, nous nous sommes demandés à quoi servait la masse incroyable
d’information qui était collectée et surtout comment diable des pays disposant
de peu de moyens financiers et dont les services publics de base étaient
apparemment si peu efficaces, pouvaient espérer traiter autant de données pour
en tirer un sens quelconque.
On verra dans la troisième partie de ce post que notre questionnement était lui-même idiot, la
raison d’être d’un processus bureaucratique étant moins de faire sens pour ceux
qui l’administrent que de faire violence à ceux qui s’y soumettent. Mais avant cela, il nous faut d’abord battre
en brèche une idée reçue, tellement ressassée par les thuriféraires du
néo-libéralisme, qu’elle en est devenue une « vérité incontestable », répétée
inlassablement dans le discours politique moderne autant de droite que de
gauche : l’idée selon laquelle la bureaucratie serait une maladie du
secteur public dont serait exempt le secteur privé. En réalité, comme nous le
verrons dans le prochain post, la bureaucratie a autant ses racines dans le
privé que dans le public et bien plus que cela : l’histoire économique depuis
le début du 20ème siècle nous montre que ses deux secteurs ne sont
disjoints qu’en apparence lorsqu’on les analyse sous le prisme bureaucratique.
Lire les autres articles de la série:
Moi qui vient juste de me taper une migraine à cause d'un Dossier CMU à remplir, je ne peut que cautionner tout ce que vous dites !
RépondreSupprimerPlusieurs reportages ont mis en avant bien des situations absurdes au sujet des migrants ! avec les conflits le nombre d'apatrides augmentent et une personne témoignait pour expliquer combien il était difficile de prouver que l'on "existe" sans papiers conformes....en chaire et en os mais sans preuve de naissance quel dilemne ! on se sent libre quand enfin on nous met dans une case et qu'on a des papiers ...le paradoxe... Merci pour tous ces sujets de réflexion je suis votre périple avec grand plaisir !
RépondreSupprimerMerci à vous pour cet exemple paradoxal qui démontre l'emprise de la bureaucratie sur nos existences, emprise qui dépasse le pouvoir de la simple rationalité puisqu'elle touche même à notre sentiment de liberté.
RépondreSupprimerIl faut relire le début de "Dialogue d'exilé", de Bertolt Brecht : l'être humain n'a guère d'importance ; ce qui en a, c'est le passeport en bonne et due forme, et en règle. Le passeport est plus important que tout. Exemple pratique avec les migrants d'aujourd'hui.
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