Il n’a pas échappé à certains d’entre vous
(comme en témoignent les commentaires et les emails que j’ai reçus en réaction
à mes précédents posts sur ce blog) que la problématique de l’éducation me semble centrale (mais si elle n’est pas la seule) dans la question du développement.
Ma critique de la fausse évidence dont je
parlais dans mon article publié début septembre (Education et pauvreté I),
devient de plus en plus argumentée à mesure que nous avançons dans notre voyage
et que nous rencontrons des communautés que le système éducatif national a
fragilisé au lieu de les renforcer.
Dans mon premier post, je mettais l’accent
sur deux effets pervers de l’école pour les communautés rurales :
1) l’obligation de scolariser les enfants
conduit souvent à vider les villages des jeunes et donc retire une force de
travail précieuse pour les travaux des champs et l’entretien des écosystèmes
locaux
2) Les programmes scolaires qui s’universalisent
de plus en plus pour développer des compétences « employables » dans
des économies mondialisées détruisent le substrat culturel qui fonde le vivre-ensemble
dans ces communautés
Cette fois-ci, je souhaiterais évoquer un
autre impact négatif, beaucoup plus pernicieux encore. L’école obligatoire
coûte très cher, aux familles. Elle est très souvent la première dépense dans
les ménages ruraux dans les pays pauvres à tel point qu’elle est l’une des
raisons principales pour lesquelles le taux de fécondité baisse dans ces pays
comme nous avons pu le voir notamment en Casamance. Les familles rurales ne pouvant
pas payer les dépenses de scolarité (frais d’inscription, matériel scolaires,
transport, hébergement ou internat) pour plus de 2 ou 3 enfants, réduisent en
conséquence le nombre de leurs descendants.
Cette limitation des naissances pourrait apparaître comme un bien pour certains et je n’entends pas entrer ici dans ce débat. Que l’on
me permette juste d’évoquer rapidement le rôle des enfants dans la prise en
charge des parents lorsque leur âge ne leur permet plus de travailler. Cette
solidarité intergénérationnelle qui existe dans presque toutes les sociétés
rurales conduit à nuancer l’argument malthusien en l’absence de dispositif étatique
de prise en charge des plus anciens.
Il reste cependant que, même avec un plus
petit nombre d’enfants, il faut bien payer les frais additionnels de l’école,
frais que l’on peut difficilement couvrir avec les faibles surplus d’une
économie vivrière. En obligeant les
familles à développer des activités hétéronomes (c’est-à-dire des activités ne
servant pas directement leurs besoins de subsistance et d’autonomie), l’école
déséquilibre l’économie de ces foyers en les forçant soit à étendre leurs
cultures pour générer un surplus plus important, soit à trouver un emploi plus rémunérateur,
soit à développer une autre activité en complément de l’activité agricole.
Chacune de ces « solutions » est bien sûr elle-même
source de problèmes. L’extension des cultures accentue la déforestation (comme
nous l’avons vu en Ouganda) ; la recherche de la semence la plus rentable
(la «cash-crop») aboutit à terme à déséquilibrer les marchés et donc à faire
fluctuer les prix (le prix de la Cardamone que de plus en plus de gens cultivent
dans les montagnes du Darjeeling peut ainsi fluctuer dans un rapport de 1 à 2,5
selon les années) ; l’extension des monocultures (toujours dans une
logique de rentabilité financière) contribue à l’épuisement des sols ; et
les possibilités souvent limitées de développement d’activités complémentaires
créent une dynamique de concurrence à la place de la solidarité et de l’entraide.
Enfin, l’introduction d’une dynamique d’accroissement des revenus se traduit
quasi mécaniquement en un accroissement … des inégalités, entre ceux qui savent
profiter des opportunités et les autres.
Pour ceux qui ne parviennent pas à générer
suffisamment de revenus supplémentaires, il reste la solution de l’endettement
auprès de la communauté (solution à laquelle recourent par exemple certaines
femmes d’Enampore au Sénégal au moment de la rentrée scolaire) ou celle de l’aide
extérieure sous la forme par exemple de « parrainages », le plus
souvent financés par des ONG étrangères. Dans ce dernier cas, de l’aveu même de
ceux qui ont mis en place ce type de programme pour aider leurs communautés (nous
en avons vu aussi bien au Maroc, qu’au Sénégal ou en Inde), les parrainages peuvent
créer une dépendance dangereuse envers l’assistance étrangère, affaiblissant à
terme l’esprit d’initiative et la prise en charge autonome des projets
communautaires par les habitants.
Comment donc éviter le piège de la
pauvreté causée paradoxalement par l’éducation des jeunes ? La solution réside
peut-être dans une refonte complète du fonctionnement et du contenu de l’école
pour ces communautés.
On est là au coeur de l'un des paradoxes (c'est plus qu'un paradoxe, en réalité, c'est une contradiction frontale) causés par ce que j'appellerais volontiers la "politique-slogan" ou la "politique-gadget". Si tu lances "Education pour tous" dans une Organisation internationale ou une ONG, tu ne recueilleras que des approbations. Les conséquences possibles du développement du système éducatif, telles que tu les pointes, presque personne ne les considérera. Pareil pour la démographie, sujet que tu effleures : certains pays d'Afrique sont en voie de surpeuplement ; au rythme de croissance de leur population, ils ne pourront bientôt plus la nourrir simplement parce qu'ils ne contiennent pas, arithmétiquement, les surfaces nécessaires. Il faudrait donc mener une politique de limitation des naissances. Mais la Chine, qui l'a fait, a abandonné cette obligation de l' "enfant unique", car - comme tu le relèves justement - elle tendait à détruire la solidarité intergénérationnelle. Que faire alors ? Peut-être envisager qu'il n'y ait pas de solution qui vaille pour tous. Apprendre à penser la complexité d'un monde complexe. Voilà bien du travail pour notre génération et celles qui vont lui succéder.
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