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jeudi 3 septembre 2015

Départ pour le Sénégal : la logique du détour



Nous partons pour le Sénégal. Il me semble bien que sur mon Atlas, le Sénégal est au sud du Maroc. Donc direction plein Sud ? Non ! Car la rationalité économique ne se sent pas contrainte par les évidences géographiques. Depuis Marrakech, il est moins cher de voler vers Paris (donc vers le Nord), puis de monter dans un train pour Bruxelles (toujours plus au Nord) pour y prendre un avion qui survolera … Paris puis Marrakech avant de se diriger (enfin !) vers Dakar. 


En l’appliquant à l’ensemble de notre société moderne, Jean Pierre Dupuy, à la suite d’Ivan Illitch, appelle cette rationalité aberrante la « logique du détour ». Celle-ci est caractéristique de notre civilisation technicienne. Ce fonctionnement absurde est tout d’abord éthiquement douteux puisque, dans une logique libérale, il suppose que la maximisation du bien-être du plus grand nombre (ici je suppose que ce serait les actionnaires de la compagnie aérienne qui a le monopole de la ligne Maroc-Sénégal, les employés de la dite compagnie et tous les voyageurs dont le prix du ticket pour d’autres destinations est en partie subventionné par les malheureux qui ne peuvent pas faire autrement que de prendre leur vol depuis le Maroc) nécessite parfois le sacrifice de quelques-uns (en l’occurrence, ma famille et moi-même…). Mais il est aussi, et surtout, contreproductif d’après Dupuy et Illitch.

C’est ainsi que certains d’entre nous travaillent dans des activités dangereuses pour leur santé (pensons aux mineurs…) pour se payer une retraite dont ils ne profiteront pas car les maladies professionnelles les tueront très vite après 60 ans. Pour tous les autres, il suffit de penser à toutes ces heures que l’on travaille « en plus » pour pouvoir se payer ces vacances lointaines et dépaysantes où nous pourrons (enfin !) nous reposer de la fatigue et du stress accumulés pendant le reste de l’année. Relisons les ouvrages des anthropologues: dans certaines sociétés humaines préindustrielles, on ne part certes pas en vacances mais on y travaille 2 à 3 heures par jours ce qui laisse beaucoup de temps aux loisirs, à la créativité ou à la spiritualité… Dans le domaine médical, la surmédicalisation (institutionnalisée dans un système d’une complexité infinie dans lequel les laboratoires pharmaceutiques, les médecins, la sécurité sociale, cherchent à influencer les décisions et les comportements des autres acteurs pour maximiser leur utilité) a abouti à une moins bonne performance curative de certains traitements notamment par les antibiotiques. Encore une fois en voulant faire « plus » on a fait pire.

De manière générale, à chaque fois que par souci de rationalisation et d’efficacité, nous concentrons des activités humaines dans des grandes institutions qui peu à peu s’arrogent des monopoles radicaux ou des quasi-monopoles (par exemple la santé ou l’éducation), on atteint un seuil de taille (ou d’emprise de ces monopoles sur l’activité elle-même) au-delà duquel ces institutions deviennent moins efficaces et moins productives. Illitch va même plus loin en parlant de contre-productivité, c’est-à-dire que ces monopoles finissent par faire moins bien que les acteurs ou les comportements volontaires auxquels elles entendaient se substituer. Et qui peut lui donner tort lorsqu’il parle de l’éducation ou de l’organisation de la charité… Qui n’a jamais pensé que nos classes trop pleines, nos programmes trop complexes, le monopole même que l’école a de fait sur l’éducation civique, technique, humaine de nos enfants nuit grandement à la transmission des valeurs, des connaissances  techniques ou des pratiques sociales ? L’école de masse est une gigantesque machine qui uniformise puis trie et spécialise en fonction de talents qu’elle seule connait et croit pouvoir détecter puis développer. Plus grave, elle déresponsabilise les parents aux profits d’experts (les professeurs) et ôte à l’élève l’envie et la capacité d’apprendre par lui-même.
Revenons au domaine du transport. Dupuy fait un calcul surprenant mais lumineux. Si l’on compte en temps généralisé (c’est-à-dire la somme du temps de déplacement et du temps de travail nécessaire pour financer l’acquisition et l’entretien de notre moyen de transport), alors un vélo va plus vite qu’une voiture ! On a encore une fois à l’œuvre cette logique du détour qui nous fait travailler plus pour pouvoir nous payer de quoi aller travailler dans nos sociétés urbaines et périurbaines où les distances entre le domicile et le lieu de travail s’allongent autant que les bouchons routiers…

Faites le calcul pour vous-même. Combien vous a coûté votre véhicule à l’achat ?  Combien vous coûte-t-elle tous les ans en fais d’assurance, de vignettes, d’essence, de parking, de réparation et de maintenance ? Comptez tout, n’oubliez rien. Maintenant rapportez votre salaire à l’heure de travail et utilisez ce ratio pour estimer le nombre d’heures de travail que représente le coût tout compris de votre véhicule sur la durée de garde de votre véhicule. Estimez enfin combien de temps vous allez passer dans votre véhicule et ajoutez-y le temps de travail calculé plus haut. Divisez maintenant le nombre de Km que vous passerez dans votre véhicule par le temps total et voilà votre vitesse réelle. Moins rapide qu’une bicyclette ? Bienvenue au club des « détournés » !

Est-ce que cela veut dire qu’il faut jeter nos voitures à la casse et enfourcher des bicyclettes pour vaquer à nos occupations ? Non bien sûr. Et Illitch ne le dit pas non plus. Mais il nous amène à nous interroger individuellement sur ce difficile équilibre qu’il est nécessaire de retrouver entre le surplus d’autonomie qu’un outil peut nous apporter et le détour qu’il nous faut parfois « payer » pour y avoir accès. Sans doute y-a-t-il dans cette recherche d’équilibre un possible changement de comportement pour certains d’entre nous avec comme récompense une plus grande autonomie et une plus grande liberté. 



6 commentaires:

  1. Je ne peux que cautionner ce genre de réflexion, cher ami !! Et bravo pour le détour ...

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  2. Réflexions fort justes.Dès 1969,Krishnamurti fondait des écoles dans lesquelles les élèves allaient explorer leur propre nature et celle de l’humanité. Ces lieux permettent de découvrir et de mettre en pratique une éducation vraiment excellente. Apprendre est centré sur la vie considérée comme un tout, les matières scolaires y ont une place importante, mais elles n’en constituent qu’une part, dans un processus continu qui englobe tout. Une telle façon d’apprendre peut non seulement amener un plus grand épanouissement des capacités de l’élève et de l’éducateur, mais peut-être aussi une compréhension profonde de ce que doit être « une vie correcte » et « l’épanouissement dans la bonté », de se libérer de la peur, du conflit et de toutes les autres formes de conditionnement et finalement d’entraîner un changement fondamental dans l’esprit humain

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  3. Merci Marie pour la référence que je vais m'empresser de creuser. Je suis peu familier avec le travail de Krishnamurti sur l'école, un peu plus (mais à peine) sur sa philosophie. De fait, on n'apprend pas la "vie correcte" dans nos écoles mais des "matières". A Tizi n'oucheg puis à Enampor où nous sommes en ce moment, l'éducation à la vie correcte (avec des définitions très différentes dans ces deux cas) est assumée par les parents et l'ensemble de la collectivité. Or, par cette fameuse logique du détour à l'oeuvre dans nos sociétés modernes, nous (les parents) avons délégué l'ensemble de la responsabilité d'éducation et de transmission à des spécialistes qui ne peuvent en aucun cas en assumer le volet culturel. Il n'y a qu'à voir la difficulté qu'a l'école laïque française à justifier et parfois même à assumer ses positions par rapport aux particularismes culturels et religieux. Existe-t-il dans la pensée de Krishnamurti l'idée d'une vie correcte universelle bâtie autour d'un coeur de valeurs comme la "bonté", la libération du "conflit" ou de la "peur"?

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  4. Tout ce que vous dites est vrai et l'école de la vie est très enrichissante, mais quand on a pas les moyens Internet est a mes yeux une excellente façon d'apprendre a tout âge, de prendre conscience de cequi nous entoure ( les belles choses mais aussi cette forme d'esclavagisme moderne qui nous colle a la peau..... non? Alors, pourquoi quand je dis a mes eélèves que la mode qu'ils ou elles suivent est une forme d'esclavagisme, ils ou elles ne peuvent pas assimiler cette réalité !.? Cependant, laissons le temps aux gens d'avalez la pillule et de se réveiller de ce cauchemar. :-) :-) :-) bonne continuation !

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  5. Internet est effectivement un formidable outil d'instruction tant pour les enfants que pour les adultes d'ailleurs. En ce qui concerne l'éducation (ce que Marie appelait la transmission de la "vie correcte"), on peut être plus circonspect à la fois pour des raisons évidentes (la tentation consumériste y est omniprésente...) mais aussi parce que diffusés dans un outil qui s'est toujours voulu universel les contenus internet sont très rarement contextualisés dans une culture ou des pratiques sociales définies et localisées dans des communautés spécifiques. Seule la langue peut servi de filtre et encore seulement dans le cas des langues rares.

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