Pendant ce temps, au
village, une jeune fille a perdu la vie.
Elle s’est noyée en tombant du bord du réservoir dans lequel se baignent habituellement les enfants. Les pluies récentes ont rendu le muret glissant, elle ne savait pas bien nager.
Elle s’est noyée en tombant du bord du réservoir dans lequel se baignent habituellement les enfants. Les pluies récentes ont rendu le muret glissant, elle ne savait pas bien nager.
Des risques que l’on gère …
Comment gère-t-on un tel
drame dans nos sociétés dites avancées ? On fait une enquête, on cherche
le coupable, on incrimine les autorités qui n’ont pas mis en place les
garde-fous nécessaires, on accuse les parents de négligence, on s’indigne de
cette mort inutile et on finit par interdire l’accès du bassin aux enfants. Dans
un deuxième temps, on calcule les probabilités de ce risque et si le bilan
coût-bénéfice est positif on met en place les protections et les sûretés
permettant de prévenir ce risque devenu dès lors un objet de probabilités et de
gestion optimisée. Si malgré tout cela l’accident se reproduit à nouveau, on
refait les calculs et on rédige de nouvelles procédures encore plus contraignantes
non sans avoir auparavant cherché à identifier la responsabilité des gestionnaires
dans cette nouvelle occurrence.
En d’autres termes, on
applique des modèles mathématiques et on rédige des règlementations. On transforme,
par un processus de dérivation dont je parlerai sans doute plus longuement
ailleurs, un lieu et une activité habituellement sources de joies pour les
enfants (ici le réservoir qui sert de piscine) et un drame terrible (la mort d’une
adolescente) en une suite de chiffres et de procédures d’interdiction ou de
prévention. Notre comportement est-il rationnel ? Difficile de le nier si
l’on se place dans l’objectif d’éliminer les risques qui pourraient nous
atteindre. Que cet objectif soit illusoire (il existera toujours un risque
résiduel et l’on peut mourir en traversant sa rue) et que parfois il mène à de
grands gaspillages de ressources est une autre affaire; mais il reste que l’approche
« gestionnaire » est celle qui semble nous garantir le mieux contre
les risques récurrents, ceux pour lesquels une politique de prévention s’avère
souvent efficace. Où est le problème alors ?
Traditions locales et règlements hétéronomes
A Tizi, on a envoyé
quelqu’un prévenir le père, un berger qui gardait son troupeau sur le plateau
du Yagour à 3 heures de marche du village. Le père est revenu en courant juste
à temps pour stopper les gendarmes qui voulaient emmener le corps de sa fille et
effectuer, conformément à la loi, une autopsie afin de s’assurer de la cause du
décès. L’institut médico-légal est à 3 heures de route, et compte-tenu des
délais « normaux » pour réaliser l’enquête, le corps n’aurait sans
doute pas été rendu avant 24h, ce qui était incompatible avec l’obligation
religieuse d’enterrer un mort le plus rapidement possible. Ici, la tradition
entrait en opposition avec la loi.
Finalement, après plus d’une
heure de palabres et de négociation, de conversations téléphoniques avec la
hiérarchie à Marrakech, de menaces et d’appels à l’apaisement, les gendarmes
ont accepté de laisser le père enterrer sa fille selon la coutume contre… une
simple décharge signée. Tout ça pour ça me direz-vous, mais si l’on y réfléchit
nos sociétés modernes fonctionnent souvent comme cela : un simple papier administratif
en échange d’une obligation morale, un document pour se déresponsabiliser, qui
sera archivé avec des milliards d’autres papiers inutiles et qui aura mobilisé
un triste jour d’aout 2015, deux véhicules de gendarmerie et un village en
colère.
La jeune fille a été
enterrée avant même que les gendarmes n’aient tous quitté le village. Maintenant,
pendant les deux prochains jours, les gens du village vont se relayer pour
préparer tous les repas dans la maison de la défunte afin que la famille puisse
accueillir les visiteurs et vivre le plus sereinement possible son deuil. Et
puis, les choses reviendront à la normale, la mort étant ici, non pas une fatalité
comme on le dit un peu trop facilement, mais un accident naturel du fait de
vivre.
La précaution comme vertu et non comme calcul
Elle avait 13 ans. Le
matin même, elle avait pétri le pain, préparé le repas de midi et était allé
aider son jeune frère aux travaux des champs. Elle était déjà très autonome et
était première de sa classe au collège. C’est parce qu’ils étaient tous deux en
sueur et couverts de terre que les deux enfants avaient décidé d’aller se
baigner dans le réservoir. Lorsqu’elle est tombée à l’eau, son petit frère a essayé
de la sortir mais elle était trop lourde pour lui. Dans quelques jours, il
repartira travailler aux champs ; dans un peu plus longtemps sans doute il
retournera se baigner au réservoir avec les autres enfants.
Tout le monde sait ici
que le prix de l’autonomie et d’une vie pleine c’est l’acceptation du risque et
de l’une de ses conséquences les plus fâcheuses, la mort. De l’avoir oublié
nous a sans doute conduits à la peur, à l’immobilisme et à la stérilité. Il me
semble pourtant clair que la seule réponse à l’incertitude et au danger ne
réside pas dans les calculs ou les règlementations limitantes mais dans la
redécouverte de la précaution comme vertu pratique. Cela nécessite de se
replacer sur le terrain de l’éthique et de quitter celui de la gestion. Mais en
sommes-nous encore capables ?
Une dernière information
pour ceux qui ont du mal à raisonner sans chiffres : le dernier décès
accidentel d’enfant à Tizi date d’il y a plus de 15 ans et ce n’était pas une
noyade mais une chute. A contrario, en France, avec toutes les règlementations,
les interdits, les personnels affectés à la surveillance des plages et des
piscines, on compte 4 noyades par jour depuis le début de cet été…
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