Il y a comme une espèce d’évidence, jamais
remise en question, jamais même discutée, dans le monde des praticiens du
développement, mais aussi dans les communautés qui aspirent à améliorer leurs
conditions de vie. Cet axiome érigé un peu rapidement en théorème affirme que l’éducation
est un prérequis indispensable au développement et donc au mieux-être des
populations défavorisées. Toute notre civilisation technicienne est d’ailleurs
fondée sur cette croyance que l’éducation ouvre la porte au travail et donc au bonheur
matériel et à l’accomplissement de soi. Et de fait, on peut légitimement se
demander comment nous pourrions opérer nos équipements quotidiens ou
professionnels, nous orienter dans la complexité de nos espaces urbains, comprendre
les codes sociaux qui régissent notre vie en collectivité sans cette éducation,
qu’elle soit civique ou technique.
Bien sûr, certains questionnent (et à
juste titre) la lourdeur des programmes et parfois leur inadéquation, mais
finalement tout cela reste dans le cadre du paradigme dominant : enseignement
à l’école = développement économique = bonheur des populations.
Il y a pourtant une critique fondamentale
de l’école à faire, une critique qui permet d’ailleurs de repenser l’enseignement
dans son rôle et dans ses modalités et de rétablir la nécessaire distinction
entre l’enseignement et l’éducation.
L’école est (aussi) un facteur d’appauvrissement
On l’oublie souvent : l’équilibre d’un
milieu rural est très fragile et dépend autant des conditions géologiques et
climatiques que de la disponibilité de travailleurs en nombre suffisant pour pouvoir
exploiter les terres, entretenir les infrastructures et protéger l’écosystème.
Qu’un déséquilibre durable en force de travail s’installe et c’est toute l’économie
d’un village qui peut s’effondrer en une ou deux générations…
« Si tu vas à l’école, tu pourras
quitter le village » : c’est avec cette phrase terrible que s‘enclenche
le cercle vicieux qui dépeuple les communautés rurales et grossit les
bidonvilles et les rangs des chômeurs dans les villes. Car moins de bras dans les campagnes signifie
mécaniquement plus de travail et une vie plus difficile pour ceux qui restent
et donc encore plus d’incitation à partir pour les jeunes générations qui
espèrent trouver un emploi moins pénible à la ville grâce à leur certificat ou
à leur diplôme.
A Enampore, des étudiants qui partent se
former, ce sont des surfaces de rizières exploitées en moins, et donc des
terres non travaillées qui sont très vite regagnées par la forêt tropicale et par
l’eau saumâtre.
Mais les jeunes qui s’en vont à la
capitale Ziguinchor ont aussi de grandes difficultés à s’y intégrer socialement
et économiquement et répugnent à revenir au village sur ce qu’ils perçoivent
comme un échec. A terme, il est évident que tout le monde s’appauvrit ;
les villes qui ne peuvent employer toute cette main d’œuvre et qui doivent
mettre en place et financer les filets sociaux pour cette jeune population désœuvrée,
comme les campagnes dans lesquelles les terres cultivées laissent peu à peu la
place aux friches.
A la différence de l’exode rural des années
70 et 80 dans les pays africains frappés par une très longue sècheresse, le conduit
de l’exode vers les villes n’est plus la route mais … l’école.
Ghandi avait déjà remarqué cela dans l’Inde
coloniale :
« Les
villes ne font pas qu’assécher les villages de leurs richesses, elles les vident
aussi de leurs talents » Harijan, 31-3-1946
Mais cette critique dite de la « fuite
des cerveaux » n’est qu’un aspect, peut-être d’ailleurs le moins
important, d’un processus bien plus mortifère pour les communautés villageoises.
Ce ne sont pas que les talents qui s’en vont mais la quasi-totalité des forces
productives.
L’école enseigne un modèle universel
Partout dans le monde, l’école est une
institution bureaucratique contrôlée par les Etats. En tant que telle, elle est
soumise à des objectifs de « production » de cadres, d’employés, de
techniciens, d’ouvriers, et plus généralement de « bons et utiles» citoyens.
Ces objectifs doivent pouvoir être uniformisés pour que l’on puisse « réutiliser »
partout à l’intérieur d’un même espace économique ou culturel les ressources
humaines standards ainsi générées chaque année.
Mais l’enseignement, qui se décline en
programmes et en compétences à acquérir à l’école, au collège, au lycée ou à l’université,
véhicule qu’on le veuille ou non une idéologie, ou pour le dire dans le vocabulaire
de Cornelius Castoriadis, une signification imaginaire sociale. Et
cette signification est la même finalement dans le monde entier. Elle nous dit entre
autres choses et avec quelques petites variations çà ou là, que le monde est
rationnel, que les ressources disponibles sont là pour que nous les
exploitions, que l’enrichissement par un emploi est un bien, que la vitesse est
meilleure que la lenteur, qu’il n’y a pas de limite à ce que l’homme peut
atteindre, que la spécialisation est nécessaire pour réussir, que les fonctions
de réflexions valent plus que les métiers manuels, etc.
Or cette imaginaire social universel inspiré
par Descartes, par Adam Smith et par tous les autres théoriciens de l’économie
de marché et du capitalisme, par les grands innovateurs dans tous les domaines technologiques,
etc. s’oppose frontalement le plus souvent avec les croyances, les valeurs, les
processus de fonctionnement, les institutions locales en vigueur dans les
communautés villageoises.
Ces institutions locales ou
traditionnelles servent une fonction comme le rappelait Claude Levi-Strauss.
Elles sont une réponse adaptée à un ensemble de problèmes particuliers que ces
sociétés ont rencontré et qu’elles résolvent au travers de règles sur le
mariage, sur l’héritage, ou d’interdits et de commandements spécifiques, … Ces règles
peuvent nous sembler archaïques ou parfois « bizarrement » avancées (comme
le statut de la femme en pays Diola, où l’épouse retient la propriété de ses
terres et les exploite pour elle-même, un astucieux système d’entraide permettant
aux terres des deux époux d’être labourées par l’homme et repiquées par la
femme), mais au-delà de tout jugement de valeur, elles ont une utilité sociale
en ce sens qu’elles constituent le ciment sur lequel la communauté a fondé sa « Société ».
Qu’elles disparaissent et c’est un tout un vivre-ensemble avec ses composantes
sociales, culturelles, économiques, juridiques, artistiques qui se délite peu à
peu et finit par disparaître.
Lorsque l’école prend le monopole radical
de l’enseignement, lorsque pour être scolarisés les enfants sont obligés de
quitter leurs familles et parfois même d’aller à la ville en internat, la
capacité des collectivités à transmettre à leurs enfants l’imaginaire institué
de la communauté est détruite et avec lui tout un équilibre social qui
justifiait pour chacun la nécessité de travailler aux champs pour se nourrir, d’aider
son voisin ou les plus âgés, de participer aux tâches communes, ou d’apprendre de nouvelles compétences pour
pouvoir mieux contribuer aux tâches collectives.
Le pouvoir d’attraction du nouvel
imaginaire social universel (un peu rapidement, celui du capitalisme consumériste)
est très puissant pour des populations dont la survie est mise en danger par l’hégémonie
des villes. Le malheur, c’est qu’il est
fondé sur une tromperie : entre la promesse d’un futur radieux et la
réalité du chômage et de la pauvreté dans les bidonvilles des grandes cités il
y a un immense écart …
Pour finir...
Dernière remarque rapide avant de clôturer ce long post. La question de savoir si le modèle civilisationnel moderne serait quand même meilleur pour ces populations que celui qui a régi leurs existences depuis des générations est un faux débat, et ce pour deux raisons.
Dernière remarque rapide avant de clôturer ce long post. La question de savoir si le modèle civilisationnel moderne serait quand même meilleur pour ces populations que celui qui a régi leurs existences depuis des générations est un faux débat, et ce pour deux raisons.
La première est que les pays en voie de
développement n’ont de toute manière pas les moyens d’accueillir toutes leurs
populations rurales dans des mégacités qui ne peuvent en aucun cas leur offrir
les infrastructures de transports, de santé ou d’approvisionnement en eau
potable qui leur seraient nécessaires. La « victoire » du pseudo-modèle
universel risque donc d’être partout une victoire à la Pyrrhus.
La deuxième raison est que le jugement de
valeur qui aboutit à affirmer la suprématie du modèle de « l’homme blanc » est fondé sur la prémisse qu’un imaginaire social n’évolue pas et qu’il peut
seulement être remplacé par un autre qui lui serait totalement étranger lorsqu’il
a fait preuve de son inadaptation. Cette prémisse est évidemment totalement
fausse et l’histoire, notamment européenne, nous donne de nombreux exemples de
transitions « inconscientes » c’est-à-dire de moments de l’histoire
où des changements se sont opérés à l’insu de leurs contemporains et ce n’est
qu’après coup, des années plus tard, que l’on a pu voir que l’imaginaire social
avait été modifié dans un processus progressif d’adaptation. Ainsi, la civilisation
des cités bourgeoises et marchandes a peu à peu supplanté l’imaginaire féodal. Les
cités libres de Flandres et d’Italie n’avaient sans doute rien à voir avec les
châteaux forts mais elles sont nées dans les esprits et les actes de gens qui
ont été imprégnés par la culture féodale. Bien évidemment, les mêmes processus de
transformation ou d’adaptation peuvent être à l‘œuvre au sein d’une communauté
rurale traditionnelle qui peut décider de « changer d’âme » sans la
perdre.
Nous y voilà, le vif du sujet ! Ahmed, tu es mon héros !! Vraie réflexion sur ce sujet bien délicat. L'école et le travail manuel...pourquoi toujours les mette en opposition, quelle richesse quand les deux vont ensemble !
RépondreSupprimerJe crois que ce grand malentendu provient du fait que notre modèle occidental a mis la rationalisation au centre de sa vision du monde. C'est à dire que ne vaut que ce qui est mesurable, démontrable, optimisable. Rien de tout cela avec le travail manuel: on sait très bien combien de crêpes on peut théoriquement faire avec une douzaine d'œufs, on a du mal à calculer le gout de ces crêpes ou optimiser le plaisir du cuisinier à les faire. Dis autrement l'école projette une vision du monde dans laquelle la sensation, la créativité, le plaisir sont absents. Elle ne parle qu'à une moitié de nous (la partie intellectuelle, théorisante, calculatrice) laissant l'autre totalement à l'abandon.
RépondreSupprimerDans le cas d'Enampore c'est encore pire: l'école détruit la base même de l'économie locale (la riziculture) en retirant année après année les jeunes bras qui sont nécessaires à l'autosuffisance alimentaire de la collectivité. En faisant cela, on ne fait pas que créer des handicapés de la sensation ou de la créativité, on tue purement et simplement des communautés. Et c'est bien plus grave.
Est-ce que le débat doit vraiment être autour de l'école, ou plutôt autour du fait que l'école secondaire et l'université sont trop souvent loin du village natal, qu'il faut quitter ce village pour y aller, qu'il y a une pression et un aura autour de ces études qui amèneront une vie soi-disant "meilleure"... et que le contenu enseigné est trop souvent inadapté à développer l'individu de façon holistique. Je pense que ce sont des débats différents. L'idéologie fausse d'une vie "meilleure" ailleurs, et la façon dont l'éducation est faite. Car l'éducation peut être faite différemment (Steiner, Montessori, Freinet, etc. - ou celle d'une éducation très "concrète" telle que décrite dans le monde utopique de "Woman on the Edge of Time" de Marge Piercy) et alors être un lieu d'ouverture, d'épanouissement. Si elle est faite ainsi, et reste locale, et n'arbore pas le mythe de "vie meilleure ailleurs", je pense que l'éducation a sa place, et nourrit l'individu.
RépondreSupprimerAhmed, ton "post" m'a fait réfléchir et je viens de t'écrire une réponse... apparemment trop longue (plus de 4096 caractères). Je vais donc essayer de la couper en deux.
RépondreSupprimerQuel magnifique article, Ahmed. Tu nous précipites dans le débat, presque à notre corps défendant, tant ce que tu dis est stimulant. Pour ma part, je ne suis pas sûr que le coeur de l'affaire soit la rationalité de l'école – au demeurant, j'ai une grande interrogation philosophique personnelle sur la notion même de raison humaine et sa pertinence dans la recherche de la compréhension du monde ; mais ceci est une autre discussion, hors du sujet pour aujourd'hui, elle nous mènerait un peu trop loin mais je te propose d'en reparler un jour autour d'un bon verre de prosecco, quand tu reviendras nous voir à Rome.
RépondreSupprimerPrenons le terme « rationalité » au sens où tu l'entends. En quoi cette rationalité serait-elle uniquement théorique ? En quoi ne s'appliquerait-elle pas à la vie dans un village ? En quoi, surtout, les outils dont elle dote les élèves seraient-ils inadéquats pour améliorer la vie dans un village ? Comme le dit mon illustre fils, il faut en finir avec l'opposition du travail manuel et du travail intellectuel. Toute filière scolaire digne de ce nom devrait systématiquement marier et associer ces deux dimensions. Des compétences acquises à l'école (peut-être pas tout à fait l'école telle qu'elle est, mais telle qu'elle pourrait assez facilement devenir) seraient extrêmement utiles pour favoriser un développement harmonieux dans des villages ou des communautés rurales. Je me souviens qu'il y a trois ou quatre ans, les Nations Unies avaient annoncé que, désormais, plus de la moitié de la population de la planète vivait en milieu urbain. Ce basculement symbolique est issu d'une tendance « lourde » depuis fort longtemps déjà, et plus personne de nos jours n'avait considéré qu'il procédait d'une évolution vers l'émancipation. Le phénomène de ghettoïsation des abords des villes, que tu mentionnes, est devenu aujourd'hui très problématique, partout, et quasiment personne ne semble concevoir la manière dont on pourrait inverser le processus.
Seconde partie de ma réponse :
RépondreSupprimerOr, dans la signification imaginaire sociale (je reprends ce concept très pertinent que tu empruntes à Castoriadis) produite par l'école, il y a présentement l'idée que l'homme est un être social qui vit en milieu urbain sauf lorsqu'il ne peut faire autrement. Lorsque j'étais enfant, nos « leçons de choses » évoquaient la vie en milieu rural, mais, déjà alors, on y sentait une touche d'exotisme ; ce que nous apprenions alors semblerait aujourd'hui le comble de la ringardise. Et je crois très fortement – je te rejoins complètement sur ce point – que ce recentrage urbain se rattache en toute simplicité à un arrière-plan idéologique plus ou moins bien dissimulé mais omniprésent (y compris dans les Pays en développement) : celui du consumérisme. Consommation et développement demeurent aujourd'hui étroitement associés, d'où le fantasme de fuir le village pour pouvoir consommer mieux et davantage. Grande erreur collective, immensément répandue. Erreur, d'abord, car le village, même pauvre, même éloigné, même difficilement accessible, n'est plus systématiquement tenu en marge de la modernité. On développe en Afrique des programmes de suivi de la santé à partir d'applications fonctionnant sur téléphones portables, ce qui montre bien… que les zones concernées sont couvertes par les réseaux de téléphonie mobile et que les habitants sont équipés. Erreur aussi de penser que les zones rurales sont des « cas désespérés », qu'elles ne peuvent bénéficier d'un apport qualitatif – grâce à l'intégration intelligente de leurs traditions et de connaissances appropriées véhiculées par les systèmes d'enseignement – leur permettant d'assurer aux habitants des conditions de vie semblables ou supérieures à celles qu'ils pourraient trouver en milieu urbain. Je crois justement que l'un des mérites de votre projet sera de bien démontrer qu'il existe des modes de vie non urbains propres à apporter aux hommes et aux femmes, de manière durable, une existence de qualité et un réel bien-être. Et que, pour ce faire, un judicieux apport de connaissances constitue un « plus » indéniable.
Merci Robert pour ton long (et juste) commentaire! Je voulais répondre à Sonia et finalement ton texte me donne l'occasion de faire d'une pierre deux coups.
RépondreSupprimerTout d'abord, sur la rationalité. Celle dont je parle c'est bien la rationalité "calculante", celle qui passe par une réduction mathématique du réel. C'est cette rationalité, celle de Descartes ou de Newton, qui dévalorise le réel au profit de modèles numériques dont je dis qu'elle projette une signification imaginaire sociale très précise qui est d'ailleurs au centre de notre civilisation occidentale moderne et technicienne (l'homme maître et possesseur de la nature, tout dans le cosmos est compréhensible pour l'homme moyennant les bons outils théoriques et rien n'est hors de sa portée pour autant qu'il y mette les moyens...). Avec cet imaginaire social, on aboutit presque naturellement à l'idée que le progrès technique infini est la source du bonheur et que la libre et illimitée consommation des objets est la marque de notre élection (par Dieu ou par la sélection naturelle, cela dépend de quel bord on se place).
Il existe bien sûr d'autres rationalités théoriques ou pratiques qui sont traditionnellement transmises par les communautés rurales et donc en partie enseignables à l'école (moyennant sans doute quelques aménagements mais, je suis d'accord avec toi et avec Sonia, rien qui ne semble insurmontable puisque certaines pédagogies semblent y réussir). C'est d'ailleurs ce que j'appelle moi aussi de mes voeux. Une petite remarque pourtant pour bien insister sur un point fondamental pour moi: il n'y a pas d'éducation en dehors de la communauté dans laquelle on se trouve. Il peut seulement y avoir de l'enseignement (de techniques, de savoir faire, de savoir théoriques). Et l'école n'a jamais formé des paysans: ce sont les communautés paysannes, les lignées de paysans qui génèrent en leur sein ceux qui sauront faire produire la terre dans le respect d'un équilibre social et d'un écosystème donnés. Couper le lien entre la communauté et l'écolier (soit par les programmes et donc l'imaginaire social qu'on véhicule à l'école soit par le simple "arrachement" géographique que l'obligation d'aller à l'école impose parfois) peut donc être très déstabilisant pour des communautés déjà fragilisées par la pauvreté, la concurrence des villes, les aléas et les changements climatiques...
Sur le reste, finalement après t'avoir relu, j'ai peu à ajouter puisque je suis entièrement d'accord avec toi. Le but de notre projet est très exactement celui que tu décris d'ailleurs, l'apport de connaissances pouvant se faire entre les villages que nous rencontrerons ou, plus tard, avec les communautés que nous espérons agréger au sein du site open-village.