C'est le cas aujourd'hui avec la question de l'identité qui refait surface à l'occasion d'une interview de Gilles Kepel par Jean-Jacques Bourdin sur BFMTV à la suite des élections régionales.
Tout ceci serait une tempête dans un verre d'eau et ne mériterait pas que nous y passions du temps si il n'y avait pas là un enseignement à tirer pour les Open Village.
Tout d'abord voici le passage de l'interview celui qui a déclenché la "colère" des dirigeants du Front National.
Pour ceux qui souhaiteraient voir l'interview en entier, voici le lien direct.
Sur le débat, d'abord
On le voit
bien (encore faut-il être de bonne foi...), ni Bourdin, ni Kepel ne font
l'amalgame entre le terrorisme et le Front National. En revanche, ils démontent
un processus de repli identitaire qui est commun aux deux
"formations" et qui alimente pour une bonne part leur discours
idéologique dont l'objectif est de mobiliser leurs bases.
C'est ce
processus identitaire qu'Amin Maalouf décrit dans son court essai "les
identités meurtrières". La conception qu'il y dénonce est "celle
qui réduit l'identité à une seule appartenance, installe les hommes dans une
attitude partiale,sectaire, intolérante, dominatrice, quelquefois
suicidaire." En effet, un habitant de Bosnie-Herzégovine avant la
partition, né de père Serbe et de mère croate doit-il se définir comme
bosniaque, serbe ou croate, ou doit-il se limiter à une vague appartenance
européenne, ou recourir au passé récent pour s'affirmer yougoslave? Mais même après
avoir fait ce choix, dont on conviendra qu'il lui est totalement personnel, il
sera loin d'avoir épuisé son identité. Il s'est peut-être converti à l'Islam et
il entend revendiquer son choix religieux, à moins que ce ne soit son
appartenance à un parti politique ou quantité d'autres éléments de sa
personnalité complexe : il est peut-être à la fois végétarien, sportif
professionnel et homosexuel...
L'identité,
lorsqu'elle est tronquée, souvent réduite à une seule composante, que l'on met
en avant au détriment de toutes les autres, est un mensonge par omission et un
outil de manipulation. Pour les identitaires de tout poil et de toute
barbe, nous sommes soit français, soit musulman ; soit homme, soit
homosexuel ; soit blanc soit africain; et c’est cette exclusivité qui nous
définit… et avec l'exclusivité vient bien sûr tôt ou tard l’exclusion.
Or, avec un minimum d'introspection (ce qu'Amine Maalouf appelle avec
humour "faire son examen d'identité"), il devrait être évident à
chacun d'entre nous que nous sommes toujours plus que ce que nous pouvons
et surtout que ce que les autres peuvent en dire. Il y a tellement de
dimensions possibles sur lesquelles projeter une identité (pour débuter,
les dimensions nationales, religieuses, politiques, sexuelles,
professionnelles, psychologiques, historiques, ...) que l'on comprend vite que
Maalouf a raison d'inverser la définition de l'identité comme appartenance
lorsqu'il rappelle une évidence: "Mon identité c'est ce qui fait
que je ne suis identique à aucune autre personne" et d'insister: "l'identité
n'est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout
au long de l'existence."
La fausse
identité, celle d'appartenance fixe donc, que l'on agite comme un drapeau avec
une mentalité de supporter d'équipe de foot, n'est d'ailleurs même pas une
identité positive définie librement. Elle est le plus souvent une
identité en creux, qui s'exprime négativement, en rejet de celle que l'on
attribue à l'adversaire du moment.
Ainsi, on n'a jamais plus entendu que la France est catholique que depuis que
les français se sentent menacés par l'Islam. Rappelons quand même que la France
"fut" la fille aînée de l'Eglise lorsqu'il s'est agi de motiver tout
le monde à partir en croisade combattre les infidèles, qu'elle "fut"
patrie des droits de l'homme lorsque les monarchies européennes lui firent la
guerre; qu'elle "fut" républicaine et férocement laïque lorsque le
danger vint de l'Eglise après la restauration et qu'elle "fut"
"libre" lorsque les allemands l'occupèrent. J'en oublie certainement,
mais si la France fut tant de chose, je crois que l'on peut revendiquer au moins
la même richesse pour nous-même.
La
dénonciation par Amine Maalouf de la réduction d'un individu à une seule
appartenance s'adresse bien sûr autant à Daesh (pour qui tout le monde doit
être musulman selon les critères qu'ils ont défini) qu'au Front
National (pour qui les gens habitant en France doivent être français selon la
définition qu'ils en donnent). Comme le rappelait Alain Badiou dans
son "Eloge de l'amour", le jeu politique a ceci de particulier qu'il
est toujours nécessaire de nommer l'ennemi pour se définir soi-même. Daesh
nomme l'Occident comme son ennemi, le Front National nomme les
"non-français". Dans les deux cas, le processus de "réduction
identitaire" pour mobiliser autour de soi est absolument le même. Ce qui
diffère c'est que les frontistes ne se font pas sauter et ne tirent pas sur des
civils désarmés. Et c'est, accordons leur, une énorme différence. Mais,
rappelons-le quand même, on a pu voir des actes de violence extrême commis par
des jeunes ayant pris au pied de la lettre la rhétorique nationaliste
et son discours catastrophiste sur "la fin de la race blanche" et
"l'invasion maghrébo-musulmane". Lorsque l'on manipule des
discours de haine et d'exclusion il ne faut pas s'étonner de voir de tels
dérapages.
Quel rapport avec l'autonomie des Open Villages?
Le rapport entre
l’autonomie et la question identitaire est direct. L'autonomie ne peut pas se
concevoir autrement que dans une communauté. En effet, atteindre l'indépendance
(alimentaire, énergétique, ...) nécessite la solidarité et l'échange.
Personne ne dispose de tous les talents, de toutes les capacités et de tout le
temps nécessaire pour pouvoir subvenir totalement à l'ensemble de ses besoins.
Il faut donc échanger, à l'image de l'artisan qui propose aux habitants d'une
communauté paysanne ses services (de bottier, de menuisier, d'électricien, de
ferronnier,...) contre les denrées produites par les agriculteurs dans leurs
champs. Et puis, il y a aussi des tâches qui ne peuvent être réalisées qu'à
plusieurs (aménager une voie de circulation, creuser un puit, construire un
réseau d'irrigation, ...). Tizi n'Oucheg est à cet égard un bon exemple de
développement autonome dans une solidarité organisée (le fameux Tiwizi dont
j'ai déjà parlé dans ce blog).
Or, qui dit
communautaire ne dit pas communautariste de même que lorsque l'on dit autonomie
on ne veut pas dire autarcie ou individualisme. C'est justement l'une des
caractéristiques des Open Villages: ce ne sont pas des sociétés
"froides" qui chercheraient à limiter leur entropie pour conserver
intact une identité figée. Au contraire, ce sont des sociétés
"ouvertes" sur l'extérieur notamment parce que l'extérieur est source
d'idées et d'innovations qui peuvent être bénéfiques à l'ensemble de la
communauté. Il n'y a donc pas un repli identitaire mais au contraire une ouverture
vers la différence même si, et ce n’est pas contradictoire, ces communautés
cherchent à préserver leur culture.
Quel rapport avec le Vietnam?
Nous avons
vu deux Vietnam en réalité et l’on pourrait facilement argumenter qu’il en
existe bien plus, peut être autant que de minorités.
Au nord,
avec les Zao au bord du lac Thac Ba, nous avons été accueillis par une
communauté qui entend conserver sa culture même si la modernité a déjà modifié
certaines pratiques traditionnelles. Pour l’instant, il nous a semblé que ces
modifications étaient relativement marginales.
Plus encore,
le magnifique musée de l’ethnologie à Hanoi qui met en scène de manière
extraordinaire les activités, les modes de vie, l’habitat même de toutes les
minorités vietnamiennes est une marque éloquente de l’attachement de ce peuple
à sa diversité. La ville même de Hanoi conserve un caractère qui lui est propre
sans que l’on puisse d’ailleurs y déterminer une influence dominante.
Tout au
contraire, Saigon (Ho Chi Minh Ville) semble bien avancée dans la voie du
consumérisme américain. En cette période de Noël, on entend chanter « Jingle
bells » partout avec une « ferveur » qui s’apparente à celle des
nouveaux convertis et des Pères Noel habillés en rouge et en bonnet se promènent
dans les rues par une chaleur étouffante vantant tel ou tel produit de
consommation ou vendant à la sauvette les DVD piratés de blockbusters
hollywoodiens. Toutes les grandes marques, qu’elles soient populaires
(Starbucks, McDonalds, Burger King, KFC) ou plus luxueuses (Chanel, Chopard,
Ralph Lauren, …) sont là et d’autres s’installent chaque jour. Le soir, dans
les parcs publics, des couples apprennent à danser le Rock n’Roll tandis qu’à
quelques mètres de là d’autres « sculptent » leurs muscles sur des
équipements de fitness. 50 ans après avoir vaincu l’impérialisme politique
américain, il semble que Saigon soit finalement défaite par l’impérialisme
économique et culturel des Etats-Unis.
Finalement,
la question avec laquelle nous restons au moment de quitter ce pays est
celle-ci : Qui est le Vietnam ? Quelle est son identité ? Celle
du Nord ou celle du Sud ? Celle des Viets qui représentent 85% de la
population ou bien celle de chacune de ses minorités ?
Faut-il,
comme tente de le faire le musée de la révolution à Saigon recourir à
l’histoire militaire, au courage des soldats du Viet Minh, à leur endurance et
à leur ingéniosité pour trouver un dénominateur commun ? Ou bien est-ce la
mosaique de ces populations parfois très différentes qui représente au fond
l’identité vietnamienne comme le présente de manière assez convaincante le
Musée d’ethnologie de Hanoi?
Conclusion
Les petites communautés
sont fragiles et leurs membres peuvent être facilement manipulés ou intimidés
(ne serait-ce que par la menace d'exclusion). Les communautés autonomes des "open
Village" doivent donc se construire autour d'une autre définition de
l'identité, celle qui reconnait que chaque individu est unique et finalement le
seul à être identique à lui-même. Quel est alors le ciment? Non pas l'identité
mais le projet collectif et la culture partagée qui, elle, se comprend très
bien comme une somme de micro-cultures, d'histoires collectives et
individuelles, de savoir-faire techniques et artistiques, de modalités
d'expressions et de formes de spiritualités qui sont incarnées dans chacun
des membres de la communauté.
La culture
est en fait la reconnaissance au niveau collectif que l'identité d'obtient par
sommation d'expériences et non pas par soustraction de composantes que l'on
juge à tel ou tel moment moins importantes que d’autres. Il est illusoire
(et d’ailleurs dangereux) de défendre UNE identité dont on voit bien qu’elle
peut être manipulée à l’envi par ceux qui font métier de cliver et de diviser.
Au contraire, il faut défendre LES cultures, chacune d’entre elles, depuis
celle qui concerne le plus grand nombre à celles des plus petites tribus, de la
plus moderne à la plus archaïque, de la plus urbaine à la plus rurale, car
chaque culture est une solution trouvée par un groupe humain aux problèmes qui
l’entourent. Laisser mourir des cultures dans l’oubli c’est comme laisser
bruler des pages de l’unique exemplaire de l’Encyclopedia Universalis qui
resterait à l’humanité. C’est un trésor d’idées, de connaissances, de
pratiques, de conceptions de l’existence, qui pour certaines ont mis des
millénaires à se constituer qui disparaitrait pour de bon, et avec elles une
expérience collective dont n’importe quelle société même hyper-technologique,
même riche économiquement pourrait avoir besoin à un moment de son
histoire.
Finalement, en guise de conclusion de cette
conclusion, je vous laisse avec ce souhait de Amine Maalouf que je fais mien:
"Pour
ce livre, qui n’est ni un divertissement ni une œuvre littéraire, je formulerai
[ce] vœu […] : que mon petit-fils, devenu homme, le découvrant un jour par
hasard dans la bibliothèque familiale, le feuillette, le parcoure un peu, puis
le remette aussitôt à l’endroit poussiéreux d’où il l’avait retiré, en haussant
les épaules, et en s’étonnant que du temps de son grand-père, on eût encore
besoin de dire ces choses-là"
Ainsi, on n'a jamais plus entendu que la France est catholique que depuis que les français se sentent menacés par l'Islam. Rappelons quand même que la France "fut" la fille aînée de l'Eglise lorsqu'il s'est agi de motiver tout le monde à partir en croisade combattre les infidèles, qu'elle "fut" patrie des droits de l'homme lorsque les monarchies européennes lui firent la guerre; qu'elle "fut" républicaine et férocement laïque lorsque le danger vint de l'Eglise après la restauration et qu'elle "fut" "libre" lorsque les allemands l'occupèrent. J'en oublie certainement, mais si la France fut tant de chose, je crois que l'on peut revendiquer au moins la même richesse pour nous-même.
Quel rapport avec le Vietnam?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
N'hésitez pas à commenter ou à poser des questions!